Serré en fin du premier livre des Essais, le petit chapitre « Des prières » en est assurément un grand pour quiconque examine la considération religieuse chez Montaigne. Il fournit aussi à celui qui s'intéresse à la genèse du texte une pièce de première importance, ne serait-ce que par le préambule dont, au retour d'Italie, l'auteur a doté ce chapitre un moment censuré. Ici plus qu'ailleurs peut-être, Michel de Montaigne a défini le statut de son livre : délibérément « humaniste » et « laïc », mais « très-religieux toujours ». Se rappelant sans doute que Thémis, la Justice, est parèdre de Jupiter, la Puissance, il s'en prend à ceux-ci qui, chrétiens en tête, s'adressent à Dieu sans révérence ou en font leur complice, mais aussi à ceux-là qui osent le réduire à raison. Si seul le « Notre Père » lui agrée, c'est que cette prière, réclamant le pardon préalable des offenses, ne dissocie pas miséricorde et justice divines et qu'elle écarte d'emblée toute supplique inconsidérée. Sans perdre jamais ce fil conducteur, les états successifs de l'essai « Des prières » divulguent quelque chose du « train » des « mutations » d'un auteur qui se confie toujours davantage, montre son irritation grandissante, prend plus parti et ouvre son texte aux poètes. Sans le fermer à Dieu.
Le Merlin de Robert de Boron est la partie du cycle arthurien qui précède immédiatement le Lancelot. Merlin, fils d'un incube et d'une vierge, a favorisé les amours d'Igerne et d'Uter, d'où naîtra Arthur ; c'est Merlin qui fit fonder la Table Ronde avec son siège périlleux. Le texte nous est parvenu sous la forme fragmentaire de 504 vers et dans une translation en prose du XIIIe siècle. Alexandre Micha, grand spécialiste des romans arthuriens en prose, nous procure la première édition critique moderne rendant ainsi honneur à la prose de Robert de Boron. L'édition se fonde sur le manuscrit fr. 747 (A) de la Bibliothèque nationale de France, le moins fautif, le plus cohérent peut-être, en notant toutes les variantes.
Le divertissement, la fête, le rire sont des besoins que, pour exorciser les inquiétudes de la vie quotidienne, nous éprouvons tous. Cela est encore plus vrai dans les sociétés soumises à une discipline sévère ou confrontées à des événements douloureux. Les XVIe et XVIIe siècles ont su créer ces espaces d'exception. Ils ont réservé une place aux bouffons et aux farceurs, à l'expression publique de l'exubérance et de la gaieté, ils ont su contourner les interdits pour libérer l'énergie vitale de ses entraves. La littérature tient sa part dans ce grand jeu. Au XVIe siècle, Erasme, Rabelais, Montaigne, quelques autres docteurs en gai savoir affirment la légitimité du plaisir. Lorsque l'ordre moral et la police des idées se resserrent, au XVIIe siècle, des écrivains prennent la relève, remplissant dans la société la même fonction que le fou à la cour. Ce sont des bohèmes, des saltimbanques, des lettrés plus ou moins libertins qui incarnent ou mettent en scène la joie pour la faire advenir. Si Molière joue ce rôle à la perfection, toute une faune littéraire, à ses côtés, s'emploie à créer des mondes où l'homme, en accord avec son désir, peut s'épanouir.
Trois décennies après la fin de la République démocratique allemande (RDA), sa vie musicale reste très mal connue dans le monde francophone. Conçue comme un outil idéologique au service de l'URSS, elle se distinguait par un nationalisme sourcilleux, par la valorisation d'un esprit conformiste et par une surveillance permanente que la STASI opérait sur les musiciens. Des personnalités ou des institutions telles que Kurt Masur, Theo Adam et Peter Schreier, l'Opéra d'État de Berlin-Est ou l'Orchestre du Gewandhaus de Leipzig n'y échappèrent jamais.
Ce livre a été écrit à la suite de dizaines d'entretiens et de longues recherches entreprises en 2012 dans des fonds d'archives. Il comporte quantité d'informations inédites sur une activité débordante. Celle-ci incluait l'art lyrique, la musique de chambre, la musique symphonique, la musique sacrée, la création contemporaine, les tournées à l'étranger, l'industrie du disque. L'ouvrage prend aussi en considération la Réunification allemande et ses lourdes conséquences pour l'éphémère RDA...
Ce volume étudie les expériences de traduction dans la première modernité, entre XVe et XVIIe siècles, en partant de la traduction dite « horizontale », celle qui concerne les langues vulgaires entre elles et le neo-latin. En effet, ce type de traduction engage des protocoles, des pratiques, des régulations et des effets pour partie différents de ceux qui prévalent dans les traductions « verticales », de type humaniste entre langues anciennes (du grec au latin notamment) ou entre langues anciennes et langues vulgaires. Il est dès lors possible de réfléchir sur ce que dit l'acte de traduire à l'histoire du système des langues vernaculaires, mais aussi de poser ce qui dans cet acte touche la figure des auteurs, le statut des livres concernés et les formes de transmission des savoirs. Au bout du compte, c'est bien la construction d'un canon continental qui se dessine. C'est l'une des raisons pour lesquelles la question s'avère radicalement « européenne » et transnationale, car elle dépasse le simple mouvement binaire d'une langue à une autre. À la fois linguistique, littéraire, philosophique et scientifique, religieuse et laïque, cette contribution collective à l'histoire des pratiques de traduction propose de penser différemment par les mots l'histoire de l'Europe comme une histoire polyglotte en tant qu'elle est une histoire dont il est crucial de penser la polyglossie. L'histoire de la traduction se fait donc ici histoire de créations, d'équilibres toujours recherchés et de conflits potentiels, ouverts ou implicites, et non une simple histoire de transferts ou transmissions.
« La matière demeure et la forme se perd », écrivait Ronsard. C'est partout, au XVIe siècle, la même fascination pour le transitoire et le protéiforme, la même effervescence vitaliste et naturiste, le même regard porté sur la gestation de formes issues du chaos, la même attirance pour les naissances confuses.
La tache de Léonard, les grottes artificielles de Palissy, l'inachèvement programmé de grandes oeuvres comme celles d'Erasme, de Rabelais, de Ronsard ou de Montaigne, disent en autant de variations le triomphe de la métamorphose.
Au rebours des principes d'ordre, d'harmonie et de maîtrise d'ordinaire associés à la culture de la Renaissance, ce livre explore l'envers mouvant et dionysiaque d'une époque placée sous le signe de l'instabilité. La flexibilité de la littérature et de l'art au XVIe siècle est replacée dans un contexte large, qui va des théories de la Création, de celles de la cosmologie, de la biologie et de la géologie à la conception de l'homme et au sens de l'histoire.
Perpetuum mobile constitue une magnifique initiation à la culture d'un siècle ondoyant et divers, qui ressemble au nôtre par l'inquiétude et le sens de l'inaccompli.
Frank Lestringant
Duchesse souveraine de Bretagne et reine de France pour la seconde fois, épouse de Charles VIII puis de Louis XII, Anne meurt à Blois le 9 janvier 1514. Ses obsèques durent soixante-dix jours. Un long convoi, terrestre, mène son corps à Paris et Saint-Denis, puis un bref voyage, fluvial, apporte son coeur à Nantes où son coffret d'or, exceptionnel, reste le symbole de la relation mystique entre un peuple, sa souveraine et son territoire. La multiplicité des rites, parfois nouveaux, et la richesse des cérémonies révèlent la puissance de la Couronne, l'importance des Bretons, le rang de chacun, le poids de l'Eglise et le rôle de la quête du salut. Par les regards croisés de l'historien, qui interprète les textes, de l'historien de l'art, qui décrypte les miniatures, et de l'archéologue, qui fait parler les objets, le lecteur découvre au jour le jour l'organisation politique, la préparation technique, le déroulement et le rayonnement des plus grandioses obsèques royales qu'ait connues la France au début de la Renaissance.
Un grand nombre de textes imprimés intitulés « remonstrances » paraissent en France pendant les conflits politiques et religieux de la fin du XVIe siècle. Mais que sont ces remontrances, dès lors que l'on sort de l'enceinte parlementaire ? En quoi se distinguent-elles des doléances, des requêtes, des harangues, des suppliques, des plaintes, etc. ? Sont-elles caractéristiques d'un seul camp confessionnel ? En cherchant à distinguer ce genre hybride, entre écriture et oralité, cette étude montre que les remontrances révèlent une face cachée de cette période de troubles. En effet, loin de la violence souvent mise en valeur, elles soulignent au contraire l'importance des discours de paix et de justice en temps de guerre, mais aussi la permanence des négociations discrètes en vue de la réforme de l'Église et de l'État. Elles font finalement apparaître une autre chronologie de ce que l'historiographie a retenu sous le terme de « guerres de religion ».
L'Effet Pygmalion procède d'une incursion dans l'immense fortune littéraire, visuelle, audiovisuelle enfin, du mythe fondateur de la première histoire de simulacres consignée par la culture occidentale. La légende raconte qu'un sculpteur chypriote tombe amoureux de l'oeuvre qu'il façonne; dans un élan de magnanimité, les dieux décident de l'animer. Devenue, par la volonté divine, femme et épouse de son créateur, cette dernière reste néanmoins un artefact qui, s'il est doué d'âme et de corps, n'en demeure pas moins un fantasme. Un simulacre, précisément. Artifice privé de modèle, le simulacre ne copie pas un objet réel, il s'y projette plutôt et l'escamote, il existe en soi. Ne procédant pas de la copie d'un modèle, n'étant nullement fondé sur la ressemblance, le simulacre transgresse la mimésis qui domine la pensée artistique.
Ambitieux, l'ouvrage ne se satisfait pas d'une approche interdisciplinaire. Ainsi définit-il son objet critique non par une succession de témoignages artistiques ou littéraires, mais par la conception même de la représentation, le statut du modèle et de la copie. En ce sens, si un texte d'Ovide ou de Vasari, une miniature médiévale, une statue vivante de la Renaissance, une peinture romantique, une photographie, un film et jusqu'à la poupée Barbie sont convoqués par Victor Stoichita, c'est pour être examinés avec les mêmes principes critiques et contribuer à un discours herméneutique sur la conception occidentale de l'image.
Le mythe de Pygmalion, parabole de l'infraction même de la représentation, de l'éviction de la mimésis et de la déviation du désir, fonde une anthropologie de l'objet esthétique et donne à voir la feinte originelle dans toute société captivée par les simulacres et ses leurres, telle que la nôtre.
Ce livre a pour objet le " corpus huguenot " des textes sur l'Amérique. Au XVIe siècle, la plupart des entreprises conduites par la France au Nouveau Monde sont le fait des protestants, Roberval au Canada, Villegagnon au Brésil, Ribault et Laudonnière en Floride. Or les protestants français apparaissent en butte à une contradiction qui confère à leur action et à leur réflexion un caractère spécifique. D'un côté ils combattent l'impérialisme espagnol et divulguent la " légende noire " de la conquête de l'Amérique. Mais à partir du moment où, chassés de France par les persécutions et la guerre civile, ils s'efforcent eux-mêmes de prendre pied au Nouveau Monde, ils se trouvent à leur tour confrontés au problème de l'altérité indienne. De cette surprise naît une attitude embarrassée, qui oscille entre l'exaltation du libre sauvage et sa condamnation comme héritier de la malédiction de Cham.
Dans l'histoire de la colonisation, l'expérience huguenote aux Amériques annonce la Virginie de Raleigh et à plus longue échéance la Nouvelle-Angleterre des Puritains et la Pennsylvanie des Quakers. Par-delà le mythe du Bon Sauvage qu'il esquisse et les utopies qu'il invente, cet ensemble incomparable de textes procédant de témoins, d'historiens, de théologiens et de polémistes ouvre des perspectives d'une étonnante modernité.
À côté de l'histoire événementielle, diplomatique et littéraire, ce livre réserve une large place à ce que La Popelinière appelait " l'histoire des histoires ", la critique de l'histoire par les historiens. De la trame des événements et des écrits, retracée en huit chapitres, se détachent des études monographiques consacrées à Jean de Léry, Urbain Chauveton, René de Laudonnière, Jacques Le Moyne de Morgues, Richard Hakluyt, ainsi qu'à l'oeuvre américaine de Montaigne et du cosmographe André Thevet.
A l'époque moderne, l'éclatement de la chrétienté en confessions rivales, en un "catholicisme" et des "protestantismes", a suscité le développement de la controverse et l'élaboration d'une immense littérature religieuse. L'écrit, et particulièrement l'imprimé, devenait l'instrument du débat théologique et philosophique. Ce faisant, l'interprétation des écrits - la Bible, les Pères, les auteurs spirituels -, l'établissement du sens des textes et l'émergence de l' " auteur " au sens moderne du terme entraînaient à leur tour un problème philosophique autant que théologique et donnaient naissance à des disciplines autonomes, l'exégèse et l'herméneutique. Les travaux rassemblés dans ce livre constituent un essai d'interprétation de plusieurs corpus textuels, d'oeuvres de philosophes, de théologiens et d'auteurs spirituels. Ils fournissent une réflexion sur la constitution ou la modification des références fondatrices (le rapport à une origine, les structures psychiques ou anthropologiques). Que les questions de la spiritualité, de la dévotion et de l'institution soient centrales dans ces recherches n'étonnera pas : l'homme moderne y est engagé, s'affirmant comme sujet de son expérience.
L'Âge de l'éloquence démontre l'utilité, pour l'historien de la culture, du paradigme rhétorique. La première partie apprécie la longue durée : Antiquité classique et tardive, Renaissance italienne et Réforme catholique. On y voit s'établir et se rétablir dans la culture européenne la fonction essentielle de médiation, de transmission et d'adaptation exercée par la rhétorique. Les débats relatifs au " meilleur style ", à la légitimité et à la nature de l'ornatus, à la définition de l'aptum, ne sont pas le privilège de professionnels de la chose littéraire : ils mettent en jeu, à chaque époque, l'ensemble du contenu de la culture et impliquent la stratégie de son expansion et de sa survie. Les parties suivantes examinent respectivement deux grandes institutions savantes de la France humaniste, le Collège jésuite de Clermont et le Parlement de Paris. A l'horizon apparaissent le public féminin et le public de cour, que la res literaria savante et chrétienne ne saurait ignorer sans se condamner à la stagnation ou à l'étouffement. Les débats rhétoriques entre jésuites ou entre magistrats gallicans oscillent donc entre la nécessité de ne rien sacrifier de l'essentiel, et l'autre nécessité, celle de doter cet " essentiel " d'une éloquence propre à le faire aimer, admirer, embrasser par les "ignorans ". Autant de débats qui se nourrissent de l'abondante jurisprudence accumulée par la tradition humaniste et chrétienne. Le classicisme surgit ainsi, dès le règne de Louis XIII, comme une solution vivante et efficace à un problème qui n'a rien perdu de son actualité : comment transmettre la culture en évitant le double péril de la sclérose élitiste et de la démagogie avilissante ?
Augustin, déjà, distingue parmi les combats et conçoit l'idée de guerre juste. Ceux qui la mènent, et qui sont milites, peuvent donc être rassurés sur leur sort éternel : Dieu n'est pas hostile aux soldats, lorsqu'ils se mettent au service du bien. Les doutes persistent cependant, et il faut souvent vaincre ces inquiétudes, montrer que l'on peut être en même temps un bon chrétien et un bon miles. Les guerres menées par ou pour les papes y contribuèrent. La valorisation de la guerre, lorsqu'elle est « juste », voire « sainte », n'entraîna pas aussitôt une grande promotion de la condition guerrière. Les milites demeurent encore, par leur métier, entachés d'une certaine faute, tachés du sang répandu, même pour une juste cause. Les entreprises des papes contre leurs voisins, pour libérer le jeune état pontifical des menaces lombardes, sarrasines, normandes, les expéditions de la Reconquista espagnole, plus tard les croisades conduisirent à une plus grande valorisation de la militia. Les milites sortent de l'ombre. La militia naît. L'essorde la chevalerie va commencer. Le manteau idéologique, lentement tissé pour d'autres, va pouvoir l'habiller.
La tératologie, au sens moderne du terme, est la science des monstres ; à la Renaissance, il s'agissait plutôt de la discipline qui traite des prodiges. Jean Céard, historien de la culture de la Renaissance, étudie dans ce livre, devenu un classique, par quelles voies la tératologie a changé d'objet. A la fois merveille et présage, le monstre conduit l'auteur à définir le concept de signe et à analyser l'importance de la divination à la Renaissance ainsi que la notion fondamentale de la variété des choses : il écrit ainsi quelques chapitres de cette histoire de la représentation de la nature à la Renaissance dont les historiens ont coutume de déplorer l'absence. Il renouvelle du même coup la connaissance de grandes oeuvres littéraires comme il traite de l'abondante littérature des « canards ». Jean Céard propose enfin la première étude globale de la matière si disparate de l'histoire prodigieuse.
Les paroles des prédicateurs transmises au prisme déformant des sermons modèles ou des prises de notes préservent quelque chose du processus de communication qui est leur raison d'être. Il faut pour le percevoir considérer l'ensemble du système de communication sociale auquel elles appartiennent. Comment, en effet, être écouté et se faire entendre des simples gens sans parler à l'unisson de la liturgie et des images, à la manière d'instruments de musique divers et concertants ? Comment les entretenir efficacement de Dieu, des anges et des saints, sinon par des figures qui parleront à leur imaginaire et en chargeant les mots du quotidien d'autres sens que leur sens immédiat ? Ces voies richement documentées ne doivent pas faire perdre de vue la question difficile mais cruciale de la réception effective. Puisque les mêmes repères culturels sont souvent partagés entre les prédicateurs et ceux qui les écoutent, l'adoption massive des représentations religieuses disséminées dans les sermons s'en trouve facilitée. Mais l'accueil du message est rarement dénué de réinterprétation.
Explorateur curieux et audacieux, Frank Lestringant n'a cessé, dans son oeuvre au long cours et à large envergure, d'ouvrir des horizons nouveaux sur la littérature de la Renaissance, quitte à bousculer une critique parfois sédentaire, voire frileuse dans ses sujets et ses méthodes. Affectionnant les espaces de plein vent, où l'Europe du XVIe siècle cherche à étendre sa puissance par-delà les mers, fasciné par les scènes sanglantes de l'histoire, celle qui se joue dans les feux et les fers d'une France déchirée, il nous mène d'île en île, d'un texte à l'autre, sur les traces de ses auteurs de prédilection.
Le volume que lui offrent ses collègues, ses élèves et ses amis, spécialistes de littérature française ou comparée, d'histoire ou de géographie, entend rendre hommage à la richesse et à la diversité de son oeuvre critique, ainsi qu'à son énergie sans pareille au service des études seiziémistes. Rassemblés autour des quatre centres d'intérêt majeurs de la recherche de Frank Lestringant - les récits de voyage, la cosmographie, la littérature des religions, les pratiques d'écriture -, ces mélanges sont autant de témoignages d'amitié, d'admiration et de reconnaissance.
On ne sera pas étonné que le travail des commentateurs médiévaux s'ancre à deux points fondamentaux : l'analyse du langage de l'Ecriture, la possibilité de faire éclater ce langage pour aller au-delà de ce que sont en mesure d'exprimer les mots. Faisceau de techniques consistant à décoder l'Ecriture, traitant de la compréhension et de l'interprétation humaine de textes réputés d'inspiration divine, l'exégèse enrichit le texte biblique d'une signification déclinée en différents sens. Ainsi la réflexion herméneutique porte avant tout sur l'analyse du langage de la Bible. Se pose la question de savoir si l'herméneutique est alors réduite à des fins d'allégorèse ou si elle fait l'objet, aux XIIe et, plus encore, XIIIe siècles, d'une réflexion proprement épistémologique tout en démarquant son champ d'application au seul corpus biblique.
Force est de constater que l'intense pratique exégétique des XIIe et XIIIe siècles s'est accompagnée d'une réflexion non moins consistante. Au départ de ce constat, Gilbert Dahan examine comment une exégèse confessante, de type traditionnel, dans laquelle inspiration et expérience jouent un rôle prépondérant, en vient à être formalisée. Dossiers à l'appui, il établit quels moyens elle déploie pour fondre en un système cohérent les contradictions qui la constituent, acquérir les caractères de ce que l'on appellerait volontiers une exégèse scientifique et enclencher le processus d'une méthode herméneutique.
En d'autres termes, le présent recueil, et l'intérêt même du choix des travaux réunis, permet de poser que l'intention herméneutique est bien applicable au Moyen Age et ne peut être tenue pour un effet, qu'il faudrait admettre anachronique, de la recherche contemporaine.
Visions musicales sur le modèle de l'Apocalypse, extases divines provoquées par des chants profanes, ravissements de l'esprit à l'écoute du choeur angélique, divinisation du sujet au son d'instruments musicaux, déliquescence du corps devenu fluidité mélodique : dans la tradition chrétienne, la musique est à la fois langage céleste, corps sensible agissant sur le corps humain et métaphore pour décrire les altérations de l'être.
L'ouvrage analyse les multiples relations entre la musique et l'expérience mystique à travers la littérature savante et visionnaire du XIIe siècle, les écrits franciscains, dominicains et cisterciens, ceux des béguines et des ermites errants jusqu'aux portes du XVIIe siècle, siècle du tournant de l'attitude européenne face au sacré. La musique s'y donne comme le langage le plus approprié pour s'approcher de la cognitio Dei experimentalis et la traduire. L'écrit mystique se révèle un lieu privilégié pour saisir la dimension sémiotique et symbolique, cognitive et performative de la musique dans la culture médiévale et humaniste.
Voici comment, dans un prologue adressé au Roi, Étienne Jodelle définit la pièce qui est sur le point d'être jouée devant lui :
[...] C'est une Tragedie.
Qui d'une voix et plaintive et hardie
Te represente un Romain Marc Antoine
Et Cléopatre Egyptienne Roine [...].
Si la voix de la tragédie est « et plaintive et hardie », la critique moderne a essentiellement retenu le premier adjectif, jusqu'à en faire un point majeur de la définition du genre au XVIe siècle. Que faire alors de la seconde épithète avancée par Jodelle ? Le dramaturge définit ici la voix de sa tragédie, mais il s'agit également pour lui d'y associer la voix de son héroïne, Cléopâtre, dont la hardiesse est célébrée dans la pièce. Nina Hugot examine l'ensemble des pièces tragiques imprimées entre 1537 et 1583 et souligne l'importance des deux versants de cette caractérisation de la tragédie et de son héroïne dans la constitution de l'esthétique du genre au XVIe siècle.
En décembre 2019, puis au cours de l'année 2020, en mars, juste avant le début de la pandémie, puis en août, enfin en décembre, Max Engammare a eu la chance insigne, mais travaillée, de découvrir quatre livres latins de Calvin, annotés par lui et par deux secrétaires, dont son frère Antoine : l'Institution de la religion chrétienne (1559), le commentaire sur les Psaumes (1557), la seconde version du commentaire sur Esaïe (1559) et le commentaire des Épîtres pauliniennes (1556). À côté de son travail chez Droz, il a donc mené l'enquête, retrouvé les premiers acheteurs, dont Jean Crespin, puis entrepris la rédaction de ce livre. Le lecteur découvrira, pour la première fois, comment Calvin travaillait, comment il corrigeait ses livres essentiels, pour laisser à la postérité, dans un geste humaniste généralisé - et l'on pense à Érasme ou à Montaigne et à bien d'autres - une oeuvre affermie et lissée, débarrassée quasi de toute scorie. Quelques inflexions de sa pensée théologiques et quelques éclaircissements bienvenus se laissent saisir. On entre ainsi dans ce que l'auteur appelle la Fabrique Calvin, car le Réformateur a mis en place trois ateliers de rédaction et des stratégies pour que rien de son activité intellectuelle et spirituelle ne se perde. Toutes les annotations importantes sont données et traduites, alors que les 104 annotations dans son exemplaire de la dernière version latine de l'Institution de la religion chrétienne sont notées, annotées et traduites en annexe.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, en 1945, Eugénie Droz fondait les Textes Littéraires Français, une collection dévolue à l'édition critique des textes significatifs du patrimoine littéraire de langue française du moyen âge au XXe siècle. Accessibles, dans un petit format maniable, chaque édition est accompagnée d'une introduction, de notes, d'un glossaire, si nécessaire, et d'index. Cet appareil critique exigeant accueille l'érudition des meilleurs spécialistes pour éclairer la genèse des oeuvres et, quelle que soit leur époque, livrer au lecteur contemporain les explications les plus minutieuses sur le contexte historique, culturel et linguistique qui les a vues naître. Depuis soixante-dix ans, la collection a accueilli, outre quelques édicules, plus de 600 monuments littéraires français.
Homo mirabilis ! En contemplant des fillettes au visage velu, des nains, des géants, des momies, des squelettes, organes, ou calculs pierreux, qui niera que l'humain n'ait sa place parmi les curiosités ? Les « raretés de l'homme » font le bonheur des collectionneurs, pour le plaisir du spectacle ou de l'enquête savante. Entre stupeur et découvertes perplexes, le trouble produit par ces singularités modèle les discours pour négocier la frontière avec l'animalité, la proximité avec la sauvagerie, la question de l'infra-humanité, les porosités entre masculin et féminin, le rapport au passé des géants et la génération incongrue de corps étrangers.
Souvent oublié des travaux sur les naturalia, l'homme entendu comme objet de collection méritait une étude des représentations qui croise textes et images. Prise dans le « connais-toi » d'une anthropologie en devenir, la culture écrite et visuelle de la curiosité cherche en effet à penser l'humain en ses formes exceptionnelles dans les premiers « musées de l'homme » des XVIe et XVIIe siècles.
Renaissance, 17th century, history, exhibitions, anatomy, curiosities, collections, animality, wildness
Pourquoi la mythologie gréco-latine est-elle omniprésente dans la culture artistique et lettrée de la Renaissance ? Pour apporter un nouvel éclairage sur cette question, Rachel Darmon étudie, dans le cadre de la tradition mythographique, une catégorie de livres imprimés au XVIe siècle qui traitent spécifiquement des dieux des Anciens par le biais de leurs « noms » et de leurs « images ». Ces ouvrages constituent une forme de savoir symbolique, qui connut un très grand succès dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles. Leur étude permet de retrouver un ancien mode de construction de la connaissance mêlant texte et image, poésie et histoire naturelle, savoir et fiction. Elle attire l'attention sur la fonction heuristique que les lettrés de la première modernité attribuaient à l'antique mythologie. L'écriture mythographique propose au lecteur une dynamique associative transmettant un art d'agencer la pensée et d'exprimer l'observation, et fournit matière à réflexion tant sur l'ordre du cosmos que sur les rapports des hommes entre eux et sur l'utilité du culte des dieux.
Au Siècle des Lumières, le héros de roman prend la plume. Saisi d'une rage de raconter sa vie et de se donner une histoire, il devient un écrivant. René Démoris explore une forme romanesque liée, au début du XVIIe siècle, au roman picaresque espagnol et qui prend son essor dans les mémoires authentiques et fictifs de l'époque classique. Elle triomphe dans l'autobiographie pittoresque - et à nouveau picaresque - de Gil Blas de Santillane, avant de s'épanouir chez Marivaux et Prévost. Démoris définit le rapport qu'entretient ce roman à la première personne avec la mutation sociale, culturelle et politique qui va produire ce monstre singulier, l'individu, et qui mène au sacre de l'écrivain. Fiction singulière que celle où s'exerce la première personne, laquelle suggère à ses lecteurs un exercice de critique autant que d'identification. En attendant qu'avec Jean-Jacques et ses Confessions, roman-mémoires enfin vrais, l'auteur jette le masque. L'exaltation du Je narratif renvoie au fondement même de notre relation à la littérature. A-t-on une autre histoire que celle qu'on s'invente et qu'on écrit ?